mercredi 11 février 2009

Vendredi 6 février 2009 - Annick Wilmotte

Ce vendredi 6 février, je reste à la station car les autres vont de nouveau à un endroit où il n'y a que des moraines (étudiées par Steve pour la datation) et des lacs (où Jeroen cherche des sédiments qui pourraient servir d'archives du climat). Je me suis fait mal au genou hier, un problème de ménisque d'après Nathalie, la doctoresse militaire et urgentiste. Rien de grave, mais cela coincide avec mon désir de prendre du temps pour regarder au microscope au lieu d'échantillonner au hasard en espérant avoir de l'intuition. De plus, je voudrais préparer des lames microscopiques pour une petite expérience de colonisation. Le but est de les insérer dans un endroit où il pourrait y avoir des organismes, ou bien pas très loin de mousses et algues, et de voir si des populations peuvent s'y établir. Cette année n'est pas favorable, mais il s'agit de tester la faisabilité, plutôt.
Le matin, les cuisiniers sont partis en traverse avec Alain Trullemans, Dries, Philippe et les autres. Du coup, des volontaires et Nathalie s'occupent de la cuisine. 
Il faut alimenter la Jeanine avec des blocs de glace découpés dans une zone interdite au passage. Je vais à la Station, demander des tubes de plastique de couleur de récupération et retrouve Jean et Wim en train de cabler.
Les armoires électriques me semblent gigantesques, avec un nombre de fils qui défie l'imagination. Ils expliquent que la gestion est très complexe, car l'énergie peut venir des éoliennes, des panneaux solaires ou de générateurs si le reste ne marche pas. Il faut donc savoir quels équipements ont besoin de courant, quelles sources peuvent le fournir, choisir parfois qui a du courant et qui n'en a pas, etc.... et maintenir tout cela en équilibre. Il y a 1500 signaux, 4000 connections et 6000 alarmes sur l'installation. On compte par circuit, 5 étapes: 1 bouton pour demander l'énergie, 1 signalisation (LED) pour signaler si on reçoit de l'énergie ou pas, 1 signal pour mettre de l'énergie sur le circuit, 1 mesure sur le circuit pour déterminer quelle est la consommation et 1 signal pour voir s'il y a réellement une tension sur ce circuit. Il y a une liste de priorité pour les consommateurs, qui diffère en fonction du temps. Par ex., un lecteur de DVD ne sera pas prioritaire par rapport aux équipements de cuisine.
Pour le moment, il faut terminer le cablage, car il y a 28 kms de cables à mettre.
Dans le futur, toutes les opérations (incluant le traitement des eaux, la ventilation,...) pourront être suivies sur des écrans en temps réel. Le but est que les données soient transmises par satellite en Belgique pour que les pannes éventuelles soient solutionnées à distance.

Je regarde au microscope et, heureuse surprise, je vois des algues vertes et des cyanobactéries dans les échantillons de Pinguinane d'avant-hier, ainsi que dans de l'eau fondue sous un rocher près du rivage d'un lac sans nom (hier). Dommage que nous n'ayons pas reçu la caméra à temps.

J'essaie quand même de faire des photos en essayant de faire coincider l'objectif de mon appareil photo et l'oculaire. Je vous en envoie quelques images, même si la qualité n'est pas superbe. Ce qui est intéressant (pour moi :)), est la présence de cyanobactéries hétérocystées et à large gaine brune. Pourquoi? Primo, les cyanobactéries sont mes petites bêbêtes préférées, que j'étudie depuis mon mémoire en 1982. Secondo, ce qu'on appelle 'hétérocyste' est une cellule qui se différencie au cours de la vie de la cyanobactérie pour permettre la fixation d'azote atmosphérique. D'habitude, quand on parle de différentiation, on pense aux cellules des embryons qui deviennent, soit des neurones, soit des cellules du sang, etc... Mais, ici, c'est d'un procaryote qu'il s'agit. Les procaryotes sont des organismes sans le noyau qui caractérise les eucaryotes (dont nous faisons partie) et on a tendance à les considérer comme plus simples, ayant évolué avant les eucaryotes. Toujours est-il que la fixation de l'azote de l'air est une propriété des procaryotes uniquement. Dans le cas des cyanobactéries, il y avait un problème de taille. En effet, l'enzyme qui permet la fixation d'azote est inactivée par l'oxygène. Or, l'oxygène est produit par la photosynthèse, qui est la source d'énergie des cyanos (abbréviation un peu familière des 'cyanobactéries' que j'utilise sans m'en rendre compte, donc, je vous avertis). Donc, pas question d'arrêter la photosynthèse ou seulement partiellement, très localement. La solution adoptée par certaines cyanos: construire une cellule spécialisée, où le système photosynthétique est modifié pour qu'il n'y ait pas d'oxygène produit et avec des parois très épaissies pour ne pas que l'oxygène y pénètre facilement. Et cette transformation en hétérocyste se fait grâce à l'enlèvement d'un morceau d'ADN. Un collègue de l'Université à Marseille, Cheng-Cai Zhang, étudie pourquoi certaines cellules deviennent des hétérocystes et pas leurs voisines.
Mais revenons à nos 'moutons', le fait de pouvoir trouver leur source d'azote dans l'air permet aux cyanos de vivre dans des environnements pauvres. Et elles participent à l'enrichissement du milieu car cet azote devient disponible pour les autres quand les cyanos meurent.
Tertio, la large gaine brune est composée de polysaccharides colorés par des pigments protecteurs. Les cyanos synthétisent de la scytonémine colorée en brun-noir, qui se retrouve dans cette gaine. Les collègues de l'Université d'Oregon, Dick Castenholz et Ferran Garcia-Pichel, ont extrait ce pigment et observé que son pic d'absorption coincide avec celui des radiations UV. Les cyanos se sont donc équipées d'un 'écran total' pour survivre aux forts rayonnements UV qui existent, par exemple, en Antarctique, mais aussi dès qu'on est exposé directement aux rayons du soleil. Quant à la gaine de polysaccharides, elle semble protéger les organismes, servir de tampon par rapport au milieu externe, et joue un rôle dans la survie à la dessication, etc... Ce qui est étonnant, c'est que c'est la gaine qui semble se préserver le mieux chez les cyanos fossiles. Les cellules disparaissent ou bien, elles sont réduites à un petit point noir de matière. D'ailleurs, dans le cadre d'un projet du FNRS, je collabore avec une géologiste/astrobiologiste de l'ULg, Emmanuelle Javaux, pour étudier comment les cyanos se fossilisent, quelles sont les molécules chimiques restant après la fossilisation et qui peuvent servir de 'signature de vie'? Nous pourrons en reparler plus tard.
Hier soir, nous avons discuté avec les 6 géologues japonais qui viennent passer 6 jours à la Station avant de retourner chez eux. Ils ont passé quelques semaines dans un campement près de Ketelersbreen, cela ne devait pas être très confortable! A partir du nunatak Teltet, on voyait leurs tentes au loin. Ils nous montrent des photos de mousses, lichens, mais aussi de ces beaux oiseaux blancs que sont les Pétrels des neiges. Ils nous disent qu'ils nous accompagneront à cet endroit prometteur, ou bien nous donnerons les coordonnées GPS. Ce serait extrêmement intéressant pour nous. Ce vendredi, il est décidé que nous irons ensemble à cet endroit magique, près des Vallées Sêches des montagnes Sor Rondane, ce samedi. Ils viendront avec nous le matin et reviendrons après le lunch. Du coup, Sébastien et Thomas se joignent à nous pour venir filmer. Benoit Tyberghien sera notre guide de montagne.

Annick Wilmotte

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